L'éclipse
Ah! la nouvelle année qui revient systématiquement tous les ans et qu'il est obligatoire de célébrer, parce qu'il faut bien faire marcher le commerce. Ce n'est pourtant qu'une illusion induite par les calendriers. La rotation de la terre autour du soleil ne marque aucune pause en passant par ce point arbitraire. L'incrémentation annuelle ne produit pas même un léger déclic sur son orbite. Ce point de basculement n'existe nulle part ailleurs que dans l'esprit des civilisés que nous sommes.
Chacun ressent cependant cette impression de flottement, de temps suspendu, pendant lequel on fait table rase de l'année précédente et on met la table pour l'année suivante. Une table simplement recouverte d'une nappe immaculée, vacante afin d'accueillir un repas dont le menu n'existe pas encore. Ce sera comme d'habitude un menu dont le Hasard - ce grand chef étoilé, mais parfois si mal luné - nous réserve la surprise, même si nous avons bien l'intention d'y ajouter notre grain de sel et d'autres choses encore.
On appelle çà le temps des bilans et des (bonnes) résolutions.
L'heure des bilans... Que voit-on survolant les pages écrites pendant l'année 2010 et même les 5 années précédentes sur ce modeste blogounet ? Des voyages dans des pays lointains qui ne dépassent jamais les frontières hexagonales. Des voyages en chine dépassant rarement les frontières départementales. Des étangs monotones avec des hérons immobiles et des guifettes papillonnantes. Toute une collection de clichés touristiques, de lieux communs, des platitudes pseudo littéraires plantées de marronniers dans lesquels s'ébattent les écureuils. Et l'abbaye de Déols, centre du monde isidorien, comme la gare de Perpignan était le centre du monde dalinien. Des éloges - vrais ou faux - de ceci ou de cela. Des chroniques gastronomiques souvent indigestes. Des gags récurrents usés jusqu'à la corde, comme ces pelles du 18 juin, ces bourricomètres déclinés jusqu'à l'insoutenable. Quelques poèmes laborieusement assemblés à grand renfort de chevilles et de dictionnaire de rimes. Bref un bêtisier permanent dans lequel on chercherait en vain le moindre propos sérieux. Rien que du futile et du dérisoire ... à moins que cette impression soit due à une dépression hivernale passagère, lorsque la faible luminosité ambiante ne suffit plus à recharger les batteries internes du scribe de service dont l'inspiration semble avoir définitivement expiré.
Toujours est-il qu'après avoir survolé toute cette paperasse virtuelle d'un vol consterné, on se dit qu'il est temps d'atterrir, de se poser, se re-pauser, réfléchir à de nouvelles orientations pour l'avenir, définir une nouvelle feuille de route, comme disent nos grands dirigeants.
Aujourd'hui, les astronomes nous avaient programmé une éclipse partielle vers 9 heures. Hélas, elle fut totalement éclipsée par l'épaisse couverture nuageuse qui occulte en permanence le plafond de notre geôle hivernale. Aucune différence de luminosité ne fut perceptible dans cette nuit boréale. Alors, sur l'écran blanc de cette journée noire, je me suis projeté l'Eclipse d'Antonioni, ce chef d'oeuvre sublime qui s'achève sur une très longue séquence muette de paysage urbain, le lieu où Alain Delon et Monica Vitti s'étaient donné rendez-vous. Pendant cette mémorable coda où le spectateur attend de voir arriver au moins l'un ou l'autre des protagonistes de l'histoire, Antonioni filme des immeubles aux angles agressifs, des arbres agités par le vent, un tonneau qui fuit, un bout de bois, un tronc recouvert de fourmis, un autobus qui s'arrête et d'où sortent des inconnus. Quelques personnages en gros plan, étrangers à l'histoire. Puis la nuit tombe. Les lampadaires s'allument. La camera zoome sur une de ces lampes faisant un ovale lumineux sur le fond noir tandis qu'apparaît le mot "FINE". Les deux personnages qu'on attendait ne viendront jamais au rendez-vous. Leur histoire était sans suite. Ils se sont dissous dans l'incommunicabilité, qui est le vrai sujet du film. Ils se sont éclipsés.
Je m'éclipse également, mais comme le dit l'ex gouverneur de Californie dans un autre film célèbre "I'll be back ..."
Scène finale de l'Eclipse d'Antonioni (1962)